Le sentiment de ne plus «marcher». Bien sûr, je «marche» encore, d’Apparaître. C’est un dimanche soir, on me pousse dans un café, en ville, encore ouvert, garni d’hommes et de femmes qui existent, se parlent, mangent, sans trop y penser. La vieille et profonde «sagesse populaire» qui s’entend à dire qu’il ne faut pas trop «penser». Cela rend «triste», de «trop penser»: la «sagesse populaire», cela, elle le «sait» aussi. Si ma mémoire n’est pas trop mauvaise, en hébreu, «marcher avec» signifie ou signifierait: «être disciple». — Je ne «marche» plus.
Faute d’un «maître» qui fût «là», je n’ai jamais été un «disciple». Mes «maîtres» étaient du passé ou du lointain, absents. Un livre, seul et dans la solitude, ne peut pas devenir un «maître», vivant. Un livre, un autre livre, une multitude de livres: une infinité de «maîtres» qui finissent par détruire la possibilité d’être un «disciple», et finalement toute «maîtrise». Je ne suis qu’une ombre qui traverse les livres, une voix perdue, insignifiante, qui murmure dans le silence du papier, à travers un écran qui n’éclaire, tout au plus, que mon obscurité.
«De sa couche elle voit se lever Vénus. Encore. De sa couche par temps clair elle voit se lever Vénus suivie du soleil. Elle en veut encore au principe de toute vie. Encore.»* Je lis de travers, comme je suis, de travers, oblique, traversant le droit, les corps, le visible, l’audible, l’Existant. Elle serait la voix et cependant carcasse, «comme changée en pierre face à la nuit» (p. 8). La langue française ne connaît que deux genres: je suis féminin. Le sexe, dans la langue, n’est pas aussi «important» que dans la «vie», je crois. Je me sais exclue du visible, exclue du langage, extraite. À peine citée, éventuellement par «moi-même», jamais aussi bien que lorsque je me trompe, à l’occasion. Psyché est étendue, la voix ne se remet pas de cette phrase entendue, perdue. «À genoux surtout elle a du mal à ne pas le rester pour toujours», me dit-elle, toujours page 8. Je peux m’arrêter là: je ne sais pas si elle est à genoux, surtout, ou si elle a du mal à ne pas le rester pour toujours, surtout. Et surtout, encore surtout, j’entends surtout que la voix est à genoux, sur tout. Comme changée en pierre face à la nuit, elle en veut encore au principe de toute vie. Encore. Elle en est encore, la voix, à la «revanche» (dont elle «jouit», p. 7).
Qu’il soit permis de s’en réjouir ou que cette vérité suscite (en moi) la consternation, le cabanon qui apparaît à la page 8, dernière ligne, in extremis, appartient tout entier à l’Apparaître de la littérature, encore.
«À l’inexistant centre d’un espace sans forme. Plutôt circulaire qu’autre chose finalement. Plat bien sûr. Pour en sortir en ligne droite elle met de cinq à dix minutes. Selon l’allure et la radiale. Elle qui aime — elle qui ne sait plus qu’errer n’erre plus jamais ici. Des cailloux y abondent toujours plus nombreux. […] Que vient faire un cabanon dans un lieu pareil? Qu’a-t-il bien pu venir y faire?» (p. 9)
Il y a trop, déjà. Ce n’est pas une «allégorie», pour l’obscure raison, devinée, que tout est «allégorie», «principe de toute vie», voix perdue qui ne sait plus qu’errer, de carcasse, et cependant n’erre plus jamais, «ici». Ici, tout est plat. Sur tout le plat à genoux, comme changée en pierre face à la nuit, la voix a surtout du mal à ne pas le rester, à genoux, pour toujours. La voix aime, encore qu’elle n’aime que cette «fatalité», pour ainsi dire.
«Comme s’il s’agissait d’une fatalité.» (p. 9)
La «fatalité» est aussi une chose que la voix se dit, comme si. Il n’y a que Vénus suivie du soleil, la voix, carcasse, et la «littérature» (le cabanon). Il y a le Ciel, incontestablement: «Spectacle saisissant sous la lune», — ce qui veut dire qu’il y a la lune. Il y a le Ciel, Vénus suivie du soleil, la lune. Il y a un spectacle, saisissant. — Je suis perdue.
Je vais donc mettre de cinq à dix minutes pour en sortir, pour sortir du plat circulaire (finalement). Autrefois, je circulais dans l’espace sans forme circulaire, sans forme et cependant circulaire, à partir d’un centre inexistant. Je ne sais plus qu’errer, et j’aime (amor fati), et cependant je n’erre plus ici, plus jamais. Je ne «lis» plus. Je «sors». Comme s’il s’agissait encore de «fatalité», amor fati. En ce moment, c’est la nuit, je ne vois pas le Ciel, sur Lausanne. Je suis seul. Nathan me dit qu’il ne veut pas «être mort». Un jour viendra peut-être, serai-je encore en vie, où peut-être il «voudra». Quatre ans, Nathan vient de découvrir l’amour de la vie. Quatre ou cinq minutes en ligne droite, je suis de nouveau un «homme». — J’ai froid.
«Il n’y a pas d’animaux et de force animale, il y a l’histoire inventée par la parole et l’histoire humaine avec ses ténèbres, son feu et ses cendres et les morceaux de paroles et de rêves qui restent après les cendres. Il n’y a pas de steppe infinie, de totems, de bouleaux devant lesquels on chamanise. Il y a seulement notre solitude immense et le souvenir de nos nuits, de nos ténèbres, de notre feu et de nos cendres. On est accroupi à l’intérieur de cela, on marmonne et on s’arrête. On avance plus loin et on s’arrête. On est plongé dans une solitude sans mesure, dans un temps sans mesure. On est au milieu des cendres de tout, on est au milieu des cendres et des souvenirs de tous et de toutes, on avance dans le noir ou on reste accroupi pendant des heures ou pendant des jours et des nuits, avec pour tout bagage une solitude immense et l’espoir de l’histoire. On avance vers l’histoire en progressant pas à pas sur les souvenirs et sur l’oubli de tous et de toutes. Dans l’image et l’histoire il y a des voix, des bruits et des paroles qui finissent par se combiner pour former un langage. Quand on est suffisamment habitué au noir on finit par entendre l’image et l’histoire, on finit par entendre le langage de l’image. On avance et on écoute.»**
— Tout va bien, surtout, dit la voix.
* Samuel Beckett, Mal vu mal dit, Minuit, 1981, p. 7. Les citations suivantes sont tirées du même livre.
** Lutz Bassmann, Avec les moines-soldats, Verdier, «Chaoïd», 2008, p. 92-93.